Dédé grommelle mais, voyant que s'il veut manger il n'a pas le choix, il consent à ce que vous veniez avec lui. Avec prudence, en cachant notamment bien votre visage avec le col de votre parka, vous l'accompagnez sur l'autre rive du Rhône, via un pont dont les garde-fous sont éclairés sur tout leur long. On dirait un trait de lumière bleue suspendu au-dessus des eaux. Vous êtes passé à côté de ce pont tout à l'heure, mais vous étiez trop en alerte, vous n'aviez pas remarqué ses atours chatoyants. Vous suivez Dédé dans les ruelles du quartier. Il est près de minuit et, avec ce froid, il n'y a plus personne dehors. Vous atteignez l'arrière-boutique d'une épicerie turque. Votre allié y frappe à la porte et un grand moustachu mal luné vient vous ouvrir.
- C'est toi, Dédé ? T'arrives un peu tard. J'ai tout fermé, j'allais partir. Qu'est-ce que tu veux ? (soudain, il remarque votre présence :) C'est qui, çui-là ?
- C'est un ami dans le besoin, tout comme moi. Il a gagné 15 francs et on aimerait de quoi se sustenter pour ce prix-là.
- Bon, ça va pour cette fois, mais viens plus tôt, la prochaine fois.
Il vous regarde à nouveau du coin de l'oeil et s'adresse à Dédé en baissant la voix, pour éviter que vous l'entendiez. Mais votre ouïe fine ne manque pas la moindre parole :
- Tu le connais, ce gugusse ? Tu sais comment il les a eus, ces quinze francs ? Tu vois, sa parka, il l'a volée, c'est évident. Elle ne lui va pas du tout.
- T'inquiète pas, Erdo.
Finalement, Dédé et vous repartez avec un sac de nourriture. De retour dans la piaule du clochard, vous mangez des beignets de viande desséchés et un yaourt à la date de consommation dépassée, le tout arrosé d'un verre en plastique de vin rouge en bonbonne. L'épicier turc vend aux nécessiteux qui le souhaitent certaines de ses denrées qui ne peuvent plus être vendues dans un commerce. Vous aviez tellement faim que remplir votre estomac, même avec n'importe quoi, vous fait un bien fou. Vous sentez ensuite le poids de la fatigue s'abattre sur vous. Vous êtes encore blessé et, bien que vous n'en ayez aucun souvenir, vous sentez que vous avez eu une journée éreintante. Et cette amnésie... Plus que toute autre plaie, ce trou noir dans votre tête est le plus éprouvant pour votre santé. Chaque effort vain pour vous rappeler la moindre chose de votre passé est une douleur insupportable. Votre corps ne peut lutter plus longtemps. Votre paranoïa, qui vous murmure de vous méfier de Dédé, n'est pas assez forte pour réussir à vous maintenir éveillé. Vous vous écroulez sur le rouleau de vieux lino que vous a trouvé votre hôte pour vous servir de couche. Enveloppé dans une couverture, vous dormez profondément et ne pensez plus à rien. Plus de filles aux cheveux bleus, personne pour vous tirer dessus... Enfin une pause dans cette nuit de fous !
Le lendemain matin, vous vous réveillez en bonne forme. Dédé ne vous a pas assassiné dans votre sommeil, qui a même été réparateur : la blessure au thorax que vous avait causée l'impact de balle sur votre crucifix a complètement cicatrisé. Et vous n'avez plus mal au crâne. Hélas, vous êtes toujours aussi amnésique. Rien ne vous est revenu dans la nuit.
Dédé est désolé de l'apprendre. Levé longtemps avant vous, il est resté veiller sur vous jusqu'à votre réveil. Il vous a entendu parler dans votre sommeil, il a cru saisir les paroles "effaceur" et "test". Rien de très concret. Jusqu'à présent aidé par ce brave clochard, vous ne pouvez plus trop en exiger de lui, il vous faut maintenant reprendre votre destin en main. Vous ramassez vos affaires (il ne vous manque rien, au cas où vous en douteriez), remerciez Dédé pour tout et sortez dans la fraîcheur matinale. Sous un pâle soleil d'automne, vous partez à la recherche de vous-même.
Rendez-vous au
11.